« J’aime ces écrits qui dérapent dans des coups de pinceaux. C’est une représentation du monde dont l’objet est d’arriver au point où l’on s’en détache pour basculer dans autre chose. »
« …car ces images commencent toutes petites dans un bureau sur un ordinateur, même si leur étrangeté, leur exotisme leur donnent très vite une aura de divinité. Avant de rayonner, elles commencent par n’être rien. » (1)
A l’intérieur de son travail plastique, Pascale Rémita entreprend, depuis 2003, une déconstruction singulière et patiente des images et des flux actuels à l’œuvre dans notre société médiatique. Récemment dans un entretien, à propos d’un dispositif de narration fantasmé, l’écrivain Jean-Jacques Schuhl avouait notamment : « Je rêve que l’auteur soit une sorte de récepteur. » A son instar, Pascale Rémita s’est longtemps et délibérément placé dans une posture de captation d’une iconologie fantôme, voire cachée. Mené sur le mode de l’enquête impersonnelle, ses oeuvres constituent autant de récits fragmentés et anonymes interrogeant notre rapport à l’image, à ses mobilités et ses persistances. De l’ordre rétinien ou mental, il s’agit bien là de questionner les statuts et les déplacements ce que Benjamin appelait « l’inconscient de la vision ». La manière que possède notre regard de s’approprier et d’intégrer des représentations à travers une mémoire collective, personnelle et affective.
Entre prélèvements dans un réservoir immense de signes et retraduction particulière, Pascale Rémita sonde une réception de ces images ; ainsi que les combinatoires optiques que celles-ci peuvent alors prendre dans un contexte d’exposition. Par le biais d’une collecte qu’elle effectue à partir d’Internet, archivage aléatoire et non systématique, l’artiste n’a de cesse d’ausculter les différentes strates et dimensions qui composent et alimentent notre sphère moderne. Mimant un processus plutôt empirique qu’arbitraire, la photographie originale qu’elle décide de « traiter » peut se transformer ainsi en paysage source d’une toile ou d’un agrandissement ; un reportage réalisé lors de voyage peut devenir le support à une boucle mentale. En traitant la matière picturale à partir de focales changeantes et déconcertantes, l’artiste aménage un mixage complexe et sensible de données et de codes contemporains. Perspectives paysagères, décors montagneux ou enneigés, minéralogie multiple et indistincte, les sujets des toiles de Pascale Rémita entretiennent une esthétique généralisée de la zone et des arrières fonds, des espaces interlopes et des luminosités infra minces. A la croisée entre temporalités et topographies, les productions de Pascale Rémita organisent des surfaces et des profondeurs tel qu’il s’agirait de caisses de résonances ou de chambres d’échos. Par porosités et perméabilités, une des particularités de la pratique de l’artiste réside dans la façon dont celle-ci remet en jeu nos habitudes de perception de l’image peinte ou filmé. En aménageant un jeu de correspondances sensitives à travers le storyboard imagé ou elliptique de ses pièces, Pascale Rémita rend compte d’une conscience éclatée et fragmentaire des phénomènes.
IMAGO MUNDI
Peindre va de pair, ici, avec l’acte ou l’expérience du tamis et du filtre, une grille possible de perception des contenus de la bulle moderne. L’artiste use et glane volontiers dans le langage informatique et dans le champ du traitement de l’information visuelle. Tels des indices, ce vocabulaire peut ainsi éclairer et se rapprocher des présupposés ou des intérêts formels de Pascale Rémita. Si l’artiste aime à s’imprégner et à s’approprier des concepts provenant de l’imagerie des télécommunications, c’est sans doute parce que ceux-ci véhiculent des conceptions et des représentations du monde. « La vision moderne est celle qui a soumis à des lois géométriques précises la façon de représenter les distances de choses entre elles et notre distance aux choses, la façon, donc, de les voir. » (2) En naviguant dans le monde des images et de son spectre lexical, l’artiste recherche des monades et des processus qui mime des méthodes d’interprétation iconographique existantes. Le travail de Pascale Rémita met dès lors en exergue cette façon dont la technique influe invariablement sur la perception inhérente du monde dans lequel nous évoluons, et qui décrit les armatures d’un paradigme contemporain. Intitulé Contours actifs, la double exposition de Pascale Rémita emprunte son titre à une notion de traitement de l’image et de télédétection. Un contour actif est un « ensemble de points que l’on va tenter de dé placer pour leur faire épouser une forme », on parle en outre de « technique d’extraction de données ». Ces éléments peuvent par ailleurs devenir la légende générique à l’accrochage générale de l’exposition, comme si il s’agissait d’une fiction dans la fiction. La production de Pascale Rémita procède par intrication d’informations et d’éléments historiques et culturels. A travers un corpus d’images animées et sonores, de dessins et de peintures, les pièces de l’artiste agissent comme autant d’espaces rémanents, s’interprétant par des effets de voisinages et de contiguïtés. Ce n’est sans doute pas alors un hasard si ses pièces s’intitulent par exemple Psychovision , Champs magnétique, Plasma ou Mirage.
TOPOGRAPHIE ET PICTURA FABRICA
A plusieurs endroits, l’artiste fait œuvre de géographe ou de psychographe. Plan séquences d’environnements terrestres, mapping à plat de milieux déserts et d’immensités, la peinture de Pascale Rémita déploie une équivalence entre la cartographie et la topologie. Le blanc de la toile renvoie à la terra incognita des navigateurs, par convention, la tache blanche incarne l’inconnu et l’inexploré. En télédétection, on parle aussi de régions de l’image ou de segmentation. Il s’agit de discerner les primitives géométriques de celle-ci, ses propriétés et ses intensités. Au nombre des modèles dont s’inspire Rémita, on citera les visions satellitaires SPOT, les programmes géostratégiques ou les système de reconnaissance de formes, la stéréovision et le suivi d’objet en mouvement. L’artiste envisage et appréhende notre rapport au monde à la manière d’un réseau d’échanges, ce faisant elle interroge cette présence active du monde et de son écho, à travers l’idée de vision imaginaire ou d’images fossiles. L’impression du déjà vu est un mode très actif dans les œuvres de l’artiste. L’artiste parle de « paysages d’intuition » quand elle décrit l’appréhension sensitive et mnésique caractéristique à son travail. Le territoire ici est à entendre au sens large : précipité de reflets, chocs et collisions, glissements physiques et du regard. Par appositions et collages, l’accrochage de ses pièces se développe dans une circulation d’éléments mis en réseau; ces ensembles s’orchestre par trames de micro ou intra fictions, instaurant une dynamique des connections. Le séquençage que Pascale Rémita utilise régulièrement dans l’ordonnancement de ses toiles, semble directement issu de l’imagerie animée, il tient du procédé de répétition et donne l’impression d’un mouvement segmenté, d’un balayement stationnaire. On pensera par exemple aux triptyques de l’artiste. A travers ces montages gigognes, certaines de ses toiles paraissent provenir d’un plan d’une vidéo et réciproquement. Dans la vidéo Au bord du paysage, l’action s’apparente à un long transit qui n’a ni début, ni fin ; un travelling diffusant le sentiment de traversée comme une manière de longer une matière ou un territoire. Au bord du paysage, l’énoncé peut se deviner comme un postulat ou un programme. (3)
LES PERSPECTIVES WARBURGIENNES
En critique littéraire, on parle notamment de focalisation interne ou externe à propos d’un type de récit et du point de vue adopté dans celui-ci. Le travail de Pascal Rémita tient de l’expérimentation en temps réel du régime omniscient des images dans lequel nous baignons et nous nous promenons.
A ce propos, on notera que l’on parle de vision panoptique lorsque l’on rencontre un « sentiment d’omniscience invisible ». (4) S’intéresser à la migration de ces reproductions et leurs trajets dans la sphère médiatique, c’est questionner dans le même temps la relation que nous entretenons avec elles, spectateurs involontaires et immergés. Enchevêtrement entre l’infiniment petit et le macrocosme, l’artiste échafaude un vaste prisme kaléidoscopique. Les lumières et le traitement chromatique jouent un rôle prépondérant dans cette cosmologie du cristallin et du minéral. L’organique, le cellulaire et l’informe occupent une place non négligeable dans les sujets des toiles de Rémita. La série H2O met en scène des formes aux périphéries imprécises, qui font écho aux amas globulaires et aux lampes de laboratoires cliniques. Les gouttes, la liquéfaction, le gel ou la neige sont des avatars ou des états intermédiaires que l’on retrouve à de nombreuses reprises, de même que les clair obscurs ou le bleu pénombre. Derrière le parcellaire et le détail, il y a vraisemblablement l’utopie et la métaphore d’une vision globale, au propre comme au figuré, entre panoramique hypothétique et zoom improbable, se proposant d’explorer des épaisseurs observables ou dissimulées. Un voyage au deux bouts du monde visible. L’exploration devient véritablement narration. Les diptyques de l’artiste mettant côte à côte une aquarelle sur laquelle figure un alpiniste scrutant l’ailleurs et des huiles représentant des quartz blancs sont de possibles allégories ou mise en abyme de sa pratique. « La connaissance par intrication est connaissance par les gouffres, voyage sans fin dans le monde des choses, conscience aiguë d’y être impliqué, désir profond d’une vie dans ces plis. » (5) Fonctionnant par analogies entre territoire et texture picturale, les reliefs ou les contours des sujets de ses toiles peuvent devenir des motifs à part entière. Grâce à un jeu d’anamorphoses, à la façon d’un vêtement ou d’un tissu, on pourra y déceler l’imprimé camouflage, par effet de distance ou de rapprocher. Echappée, Attractive point, les noms des expositions de Pascale Rémita se présentent tels des avatars du fugace et de l’évanouissement. Hésitant entre aspect graphique et dessin numérique, l’élément naturel se fond dans autre chose et réciproquement. Il est souvent question d’un va et vient, d’un double mouvement, entre captation et reformulation. Le figuratif s’exerce dans une tension constante et imparable avec l’abstrait.
THE VAGABOND WAYS
Si l’on peut parler de nomadisme quant aux vidéos de Pascale Rémita, c’est parce que le déplacement s’opère de la même façon que dans le travail pictural, entre disparition et ressouvenance. La rêverie et l’errance s’accomplissent dans le même mouvement, la fiction se décline sur des instances de réminiscences et de temps de latence. L’artiste s’exprime en ces termes : « En mixant les mediums, il s’agit de mettre en évidence la trace de ce cheminement du lieu où nous nous trouvons vers une destination non connue, mais rêvée. » Lieux des hétérotopies, ces images sont aussi une investigation habitée et la façon dont on les habite. Datant de 2002, la série Civil subjects est symptomatique d’un paradoxe récurrent chez Rémita : les sujets dont il est en question sont des édifices désertés et des sites abandonnés. Si l’humain se révèle, c’est toujours par suggestion ou absence. On pensera aux images de la guerre du golfe largement diffusées à la télévision ainsi qu’aux autres conflits postérieures. Les registres militaires ou de la vidéo surveillance, des cibles et de la visée sont les marqueurs d’une époque, de ce que d’aucuns ont dénommé par « ère du soupçon ». Le doute sur ce que l’on regarde, comme le caractère polymorphe de ce qui est donné à voir. La preuve par l’image est devenu un leurre relatif.On se souviendra de cette peinture dans laquelle l’on distingue des gouttes sur une vitre, qui font révéler en fait la présence de celle-ci. Emblématique de la pérégrination plastique de Pascale Rémita à travers les textures et les épaisseurs, cette pièce procède de la même manière que si la toile faisait écran. La série des palmiers apparaît comme une déclinaison de figures archétypales au cadrage élégant et neutre. Les feuilles semblent baigner dans une atmosphère bleutée et ensoleillée de la côte ouest californienne. Les connotations qu’il s’en dégage, se rapprochent d’un album optique où se mêle indistinctement urbanité et exotisme, sentiment de reconnaissance mais incertitude des origines. Climatologie des sensations et cosmopolitisme se conjugue au pouvoir allusif et évocateur de ces vignettes. Ils décrivent autant de traces d’une itinérance : « je ne regarde pas à travers la caméra mais je transporte l’objet voyant avec moi, et je le pose ici et là par terre. » (6)
Work in progress sans fin, l’œuvre de Pascale Rémita fait bousculer insidieusement les horizons d’attente du spectateur. Dans son dernier ouvrage, Jacques Rancière disait notamment : « Le problème n’est pas d’opposer la réalité à ses apparences. Il est de construire d’autres réalités. » (7) A travers l’idée de hors champs et du point de vue, l’artiste éprouve une manière inédite de déjouer la position du regardant et de ce qui est regardé, tout en révélant et répertoriant un certain Zeitgeist. On pourrait parler d’une expérience de voyant menée dans ses différentes acceptations et positions frontières. Assimilant le transit à un diaporama, le travail de Pascal Rémita s’apparente à un voyage cérébral et sensoriel, la mise au point d’un réel aux facettes mouvantes et aux contours en constante modélisation. Une traversée des choses dont la matière ne constituerait pas les événements eux-mêmes, mais leur façon d’être répercutée. Un rythme des intervalles, une mélodie du ralentissement et du défilement, un sentiment de décollement et d’envahissement. Des Cool memories, alternant contemplatif et approche mélancolique, dérèglement visuels et road movies impressionnistes. Dialogue selon des limites floues et des bords volatiles, les œuvres de l’artiste s’élaborent comme une plongée furtive dans les potentialités des objets et des territoires. Au jeu des dédoublements successifs, des images dans l’image, Pascale Rémita nous convie à nous déplacer délicieusement dans le décor. Voir près pour se regarder de loin.
Frédéric Emprou, 2010
NOTE
(1) Olivier Assayas, in interview Là où se fabrique le fantasme du monde, Purple fashion, hiver 2004.
(2) Guy Hocquenghem, René Schérer, L’âme atomique, Albin Michel, 1986.
(3) Parce qu’elles ont en commun une appétence pour la déambulation, le mobilis in mobile et l’auto-poésie, les œuvres de l’artiste pourraient se rapprocher en quelques points de celles de Stefan Altenburger. On se souviendra des photographies de sous-bois du suisse, oscillant entre évanescence circonspecte et inanité vaporeuse et fascinante. On se rappellera aussi de sa vidéo intitulée Promenade dont le décor coïncide complètement avec l’ambiance et l’architecture d’une peinture de Rémita.
(4) Article wikipédia.
(5) Georges Didi-Huberman, L’image survivante, histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Minuit, 2002.
(6) Gary Hill, in Louis-José Lestocart, A discussion with Gary Hill, Art press n°210, février 1996.
(7) Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La Fabrique, 2008.