Le travail de Pascale Rémita provoque une glissade pour l’écriture, un voyage multi-directionnel où se posent des scènes furtives. Poser des mots y est délicat, c’est un exercice périlleux pour dire la qualité quasi indicible des sensations et des perceptions rencontrées.
Le titre que l’artiste a choisi pour cette exposition : Attractive Point, nous éclaire sur le rapport de ce travail au visible, à l’image, à la peinture et au regard. Il cristallise l’étrangeté de toute vision, qui nous attire et nous retient d’un souffle unique. Dans une mise au point entre deux espaces, de la profondeur à la surface et de la pellicule à l’étendue, un passage inédit vers une autre dimension apparaît. Hors de toute pesanteur, ce point limite prend corps sous l’effet de la peinture. Fascinant il reste là, sous nos yeux, attirant et dangereux.
Attractive Point rassemble des peintures récentes et la toute première vidéo de l’artiste. Le dialogue et la confrontation animent ce rapprochement d’œuvres aux tonalités et aux formats variés, où plusieurs registres iconiques se côtoient tel des « corps » d’images différents. L’artiste se saisit de clichés déversés en flot continu dans des stocks numériques, pour composer ses toiles les plus colorées. Les couleurs artificielles éclatant sur le bleu nuit de la série Plasma (2004) et les camaïeux de vert et jaune de diptyque Psychovision (2005) montrent ce que ces images cachaient, sciemment déplacées de leur gros plan initial. Par ailleurs, elle récolte dans l’actualité des médias, de la presse ou depuis des archives variées, des vues de sites architecturés et des espaces construits aux contours anonymes. C’est pratiquement dans un flou cinématographique que se décadre alors l’espace dans Mirage (2004) et Tentation optique (2004). Enfin, et ce pour la première fois, l’artiste utilise une de ses photographies comme tremplin pour la peinture comme dans Sans titre (4), réalisée en 2005. Mais elle aura une fois de plus travaillé dans un second regard, celui qui voit vraiment, le premier étant celui de son film en préparation, qui lui donnait la distance nécessaire pour tenir un point de vue décalé, en mouvement, pris dans l’itinérance d’un voyage.
Le corpus d’œuvres rassemblées offre à travers toutes ces approches une plongée dans ce qui peut aujourd’hui constituer un contrepoint pictural au monde. Dans le velouté pâle de l’huile, effleurant en un halo diffus les toiles ainsi éclairées, se dessine un seuil, un écran ou une vitre, derrière lesquels nous restons séparés et pourtant si près, collés aux images énigmatiques qu’ils protègent et révèlent. Le travelling vidéographique d’Au bord du paysage (2005) reprend ce long et léger mouvement pour retenir au bord de leur disparition les sites et architectures qu’il cadre. Plus qu’une représentation, il s’agit d’une omniprésence mise en forme, mise en couleur et en lumière, agencée de telle façon qu’elle soit sommée de faire retour dans le visible duquel elle s’était échappée.
Dans son film et sur ses toiles, il n’y a personne, il ne semble rien se passer à première vue. Mais à tâtons, nous perdons progressivement nos repères dans un flottement continu, un voyage suspendu où paradoxalement se prépare un éclatement imminent.
La rumeur gronde sur le champ de mire, le champ de tir, dans ce no-man’s land qui s’apprête comme un nouveau théâtre du monde. Un spectacle de plus en plus sourd émerge de cette profondeur transparente, de ces scènes étranges, improbables et pourtant déjà vues. Vision vide et furtive retenue dans les glacis qui l’entrelacent.
Où avons-nous vu cela ? Quand et comment ? Pascale Rémita attrape les hors-cadres de notre tout-image contemporain. Vues aériennes, écrans de contrôle, sites méconnaissables et matière brute d’images composent ces reflets si précisément flous de notre époque, invisible à elle-même. Une couche cachée de la vision, son envers et son autour, son débordement inconscient. Ce qui est reconnu ne se nomme pas, ne se touche pas des mains ou des mots, et pourtant c’est là. Interrogeant les limites du figuratif, l’artiste nous entraîne dans une dimension du visible où tout est contenu, prêt à éclore dans un dénouement imprévisible. Ce qu’il y a à voir nous échappe inexorablement. C’est un regard insoutenable avec ce que nous tentons de reconnaître, de décrire, et qu’il s’avère impossible d’assujettir. L’œil panoptique est percé à jour, percé tout court dans son incapacité à se saisir de ce qu’il surveille. C’est une trouée dans la pulsation visuelle du monde.
En soi ces œuvres sont des anti-trompe-l’œil, des résistances pour l’indétermination et la poésie, l’hésitation et la polymorphie. Ainsi, l’étau de nos sociétés multimédia éclate avec la mise en doute, en espace et en rumeur, de quelques images. Celles-ci sont issues d’une masse innombrable qui dépasse notre capacité à les voir, même en n’y jetant qu’un œil. Une évocation de la perte de vue posée en plein milieu de cet œil, peinte doucement sur une toile qui assume la perte de tout contrôle, au cœur de l’observation du monde la plus exacerbée. Tels des lapsus échappés des discours les instrumentant, ces images peintes sur toile ne sont pas des arguments, pour quoi que ce soit. Il n’y a ni surveillance ni exhibition pour nous en protéger.
Tout pourrait se passer et le plus terrible de ce qui arrive viendrait sans cris et sans fureur. Dans une plongée au cœur même du tourbillon des tubes, cathodiques, numériques ou mécaniques, une nouvelle beauté paraît, extraite d’une puissance désormais dérisoire, et caressée à mains légères dans la transparence de la peinture, sa douceur et sa violence, sa force. Des images nouvelles, étrangères au flux visuel, des images déjà vues ou entre-aperçues, échappées du visible. Effleurer, toucher du bout des doigts une image, mais ne jamais empoigner, ne jamais vraiment pouvoir se saisir de sa matière, une image qui reste à tout jamais un paysage et qui glisse sous nos yeux.
Sandra Émonet, septembre 2005
Sandra Émonet est actuellement Responsable du Service des Publics au C.C.C. (Tours)