Faire référence à ce titre d’un poème de René Char, c’est mettre l’accent sur une ambivalence que l’on retrouve souvent dans tes oeuvres.
J’ai souhaité que cette exposition soit l’occasion de mettre en relation étroite les vidéos et les peintures. Il y a encore quelques années, j’utilisai la vidéo comme un outil, permettant essentiellement de nourrir ma pratique picturale. De plus en plus, les séquences animées s’immiscent dans mon processus de travail. Cette exposition rend compte de ce qui pourrait bien être un moment charnière dans ma démarche.
Comment se passe ce double mouvement entre peinture et vidéo ?
Pour comprendre ce qui est en jeu dans ce double mouvement entre peinture et vidéo, il faut partir de l’image, bien sûr. Dans la pensée de Bergson que j’admire beaucoup, les images existent en soi. Elles sont bien là, vivantes et actives. Elles circulent. On sent que certaines sont travaillées intérieurement par quelque chose d’indéfinissable. Ce sentiment vient je crois du cinéma. Je cite le cinéaste Marcel Hanoun, « la force de l’image est de s’interrompre, de s’accomplir dans l’imaginaire. Le réel de l’image est dans ce qu’elle ne montre pas. L’événement n’est pas au centre de l’image, mais à la périphérie dans une zone utopique et intemporelle, intérieure à nous-même qui regardons le film. » Dans mon processus de travail, le choix des images se fait en fonction de cette puissance imaginaire qui les traverse et cette capacité à projeter le regard du spectateur ailleurs.
D’où ce lien ténu entre image animée et image fixe…
Alors en effet, la peinture va exercer une force qui tient du ralentissement et va permettre de réveiller dans l’image certaines composantes dans un jeu d’identification et de reconnaissance plus ou moins serré. Et les vidéos vont agir d’une autre façon, faisant apparaître de nouveaux bords aux images ou au contraire des vides et des « cut ». En manipulant cette matière filmique j’ai l’impression d’augmenter l’image d’une nouvelle dimension, d’une consistance différente.
Le traitement développé par tes images semble participer du plan séquence…
Cela tient à la façon dons nous pensons avec les images, dont celles-ci mettent en mouvement notre pensée sur le mode de l’analogie, de l’écart et du pas de côté. Je me sens très mal à l’aise dans les ensembles fermés ou trop figés. J’aime me déplacer à l’intérieur de mon propre travail. Cela vient aussi du fait que je suis constamment tendue entre des pôles mettant en jeu des repères et des échelles différents : par exemple, l’infiniment petit, l’infiniment grand, le proche et le lointain. J’ai besoin d’aller voir de quoi sont faites les images et comment elles se fabriquent. Pour l’ensemble Map de la collection du Frac Pays de la Loire, il s’agit d’images extraites de jeux vidéos qui n’ont de cesse de simuler un espace à trois dimensions dans lequel le joueur se déplace, repoussant toujours le cadre du jeu. J’ai eu envie de tout ramener au plan, de produire une nouvelle épaisseur de surface.
D’où proviennent ces sources qui serviront de sujets à tes peintures ?
Je procède comme le fait toute une génération d’artistes contemporains et de peintres. Notre cadre de références est bien plus dense aujourd’hui qu’à certaines époques passées. Les carnets de notes et de croquis se font aujourd’hui sur les réseaux. On ne peint plus d’après nature mais en partant de transpositions numériques. Il est évident que certaines images possèdent, à des degrés divers, un potentiel pictural que les peintres identifient immédiatement. Cela fait longtemps que les codes et les conventions des médiums s’auto influencent. Certaines images par leurs qualités numériques particulières sont de véritables peintures en puissance : c’est comme si ces images coïncidaient exactement à notre propre vision des choses. Et ce qui est fascinant sur Internet, c’est précisément cette matière en mouvement, où les temporalités et les références se juxtaposent et se superposent de manière très brute.
Que veux tu dire par là ?
Il y a cette idée d’être parfois en présence d’images fossiles. Un exemple, dans l’une des trois vidéos « les horizons », on voit une cabane de chantier dans un paysage. A l’arrière plan, un relief montagneux semble la couvrir d’un toit et de ce fait, réveiller dans notre conscience l’archétype de la maison. J’aime beaucoup ces glissements qui nous font « reconnaître » le monde. Car c’est bien de cela dont il s’agit. Notre perception visuelle est un système d’identification. Pour percevoir un objet il faut en avoir vu des objets similaires. Voilà pourquoi je suis si attentive aux technologies liées aux traitements numériques des images. L’enregistrement et les associations d’images à l’oeuvre dans un atlas sont un moyen qui permet d’occulter pour mieux comprendre ce qui nous regarde. Pourquoi une image va devenir une peinture, c’est ça le moteur.
Tes vidéos jouent l’ambiguïté avec le tableau de même que tes peintures distillent souvent le temps arrêté. Entre le non lieu et l’endroit contemplatif, comment opères-tu ?
Ce sont très souvent des images qui m’appartiennent et qui sont liées à un contexte de voyage, un déplacement physique dans des lieux déclencheurs pour moi comme la marche en montagne. L’imaginaire du voyage est très important. Je travaille ensuite cette captation comme une matière ou une peinture. J’ai d’ailleurs un peu de mal à nommer cela de la vidéo, ce sont plutôt des boucles ou des séquences, comme des rumeurs du paysage sans narration. Dans la vidéo, Infiniment blanc, on a l’impression que le premier plan est peint par exemple, ou qu’il est fait d’une autre matière que l’image filmée. J’aime que les médiums s’auto influencent car je les considère avant tout comme des surfaces de conversion ou les équivalences produisent parfois des surprises, de belles aberrations au sens optique du terme.
Mobilis in mobile, intermezzo, on peut parler alors d’espaces de rêverie…
Il faut qu’il y ait brouillage, je veux que le trouble existe dans mes images. J’essaye de faire en sorte que l’image soit en bascule comme dans la philosophie bergsonienne : percevoir n’est pas se représenter la matière, c’est la matière elle-même.
La perception est identique à la matière. De même, se souvenir n’est pas se représenter le passé, c’est le passé lui-même. Chez Bergson, la matière est définie comme un ensemble d’images où le passé est à chaque fois réactivé. Cette irruption du passé dans le présent, je la trouve aussi dans mes images, elles ne sont jamais seules, elles possèdent un hors champs qui est aussi un temps.
Dans tes oeuvres, il y a cet univers marqué par la présence du minéral et de la neige, des ambiances froides. Pourquoi cette récurrence ?
Si l’élément naturel propre aux lieux extrêmes est présent comme matière élémentaire, cela vient sans doute d’une attirance et d’un rapport à l’alpinisme d’une pratique de ces lieux. Plusieurs choses sont en jeu : le rapport à la vue globale ainsi qu’à la distance dans le paysage de montagne, le rapport à l’effort et à la lenteur dans la progression de la marche, le rapport au climat, aux éléments qui changent d’états. Pourquoi est-on si émerveillé lorsqu’il neige ? Entre absence de repères et éblouissement, cette matière éphémère qui recouvre toute surface, nous permet d’assister avec magie à l’évanouissement du monde pour le faire apparaître à nouveau comme pour la première fois. La montagne est un des rares lieux sur terre où l’idée de conquête est encore possible. L’ascension du sommet de l’Himalaya reste une expédition improbable pour le commun des mortels. Et puis, la tache blanche fascine depuis toujours, elle fabrique de la distance en même temps qu’elle abstrait l’espace. J’utilise cette abstraction dans certaines peintures.
L’humain est quasi absent de ces perspectives paysagères, si ce n’est cette série des Observateurs…
Oui, c’est vrai. Pourtant, sa présence n’est jamais loin. Dans les vidéos, on la sent frôler certains plans. L’indice d’une présence qui regarde existe dans mes peintures également. J’utilise la figure particulière de l’observateur en référence notamment à la physique, pour se faire rencontrer des objets de vision venant de sources différentes et activer les jeux d’écarts et de mise à distance. Dans l’Oeil absolu, Wajcmann décrit parfaitement l’extension machinique de l’oeil et les prothèses du regard qui viennent combler notre désir de voir. Au final, il existe toujours quelqu’un qui regarde. Même si celui-ci se dérobe. L’introduction de ces figures est un élément perturbateur dans l’ensemble de ma production. Leur regard interroge le nôtre et dans le même temps il semble nous ignorer totalement.
Cette allégorie du visible parcourt ton travail comme une mise en abyme. Avec les Observateurs, il y a l’idée d’un reflet des images…
Il s’agit d’une conception de la perception du monde qui finit toujours par de l’image. L’extension du domaine de regard suit la progression du discours de la science. Mes Observateurs sont comme ces télescopes installés dans certains points du globe, tendus vers des lointains. Le problème pour la science aujourd’hui, c’est que ce qu’il y a à découvrir n’est pas visible : je pense à la matière noire de l’univers. Nous devons en quelque sorte voir par ricochet. Nous savions déjà que la morphologie de l’univers était sujette à toutes sortes de distorsions, voire de mirages, mais là, c’est autre chose puisque nous ne savons pas de quoi est constituée cette matière cachée. Nous sommes donc en attente de signaux. Je suis fascinée par les observatoires qui sont tournés vers l’univers, comme ceux que l’on voit sur les vidéos Les horizons : basés au Chili, ils observent les zones les plus froides de l’univers pour étudier la naissance des étoiles. Ce triptyque vidéo montré dans la salle des combles en est l’illustration purement poétique.
Le titre de l’exposition Champs magnétiques est encore un clin d’oeil au domaine de la science.
Oui, le titre de l’exposition est en effet un indice qui suggère les combinatoires possibles entre les oeuvres dans le contexte du lieu. Le château d’Oiron par son histoire et sa raison d’être aujourd’hui, est un lieu qui ne laisse personne indifférent. J’ai opéré un choix parmi de nombreuses pièces, jusqu’à ce le parcours dans les trois espaces du château permette une dérive kaléidoscopique en écho à la mémoire dense et sensible qui enveloppe le château. J’ai souhaité dans ce but, proposer de nouveaux points d’équilibre et de tension entre les oeuvres peintes et les séquences vidéo.
Les aquarelles des antennes relais renvoient à une invitation…
Cadrées en contre plongée et traitées avec la légèreté de l’aquarelle, ces antennes relais évoquent effectivement la densité des signaux électriques qui couvrent et traversent nos territoires. Il y a l’idée que ces objets produisent une énergie que notre perception ne peut saisir, encore moins voir mais qui pourtant concentrent en eux un potentiel image extrêmement puissant. On pourrait presque entendre le bruit de fond de ces signaux, si le titre donné à ces antennes aux morphologies diverses, Quiet, ne venait pas produire une légère perturbation.
Dans ce monde médiatique où règnent les écrans, des artistes optent pour des postures interrogeant le spectacle, on ne sent pas chez toi de position critique particulière face aux images…
Personnellement, je me situe moins dans la dénonciation que dans une posture d’appropriation et d’interprétation. Se priver de la capacité fictionnelle des images, ce serait se priver de tout le reste, de penser le réel, en cela je trouve plus pertinent d’organiser d’autres circulations pour celles-ci. Il convient d’interroger ce qu’elles peuvent contenir ainsi que leur aptitude à montrer autre chose. La peinture est un médium du désir, qui donne le temps pour décaler son regard. C’est en quelque sorte mon instrument de mesure. Un autre médium peut d’aborder les notions d’épaisseur d’image et de glissement d’espace, la vidéo. Ces deux médiums occupent dans mon travail un espace de dialogue assez stimulant.
* René Char, Poèmes militants, in Le Marteau sans maître, Gallimard, 1934, Paris.